RECIT DE TRANSAT (2/6)
Queen Mary 2, la Transat en majesté
Par Jean-Pierre Chanial
JOUR 2 – Gens d’océan
La famille Queen Mary 2 est hétéroclite. Sur cette traversée, elle comprend une cinquantaine d’Allemands, Anglais et Américains, tous frapadingues des Années Folles (1920-1929). Ils cultivent le style charleston, s’habillent façon Coco Chanel, Fred Astaire ou Joséphine Baker. En attendant de s’éclater à New York, ils déambulent en mode vintage, bibis à plumes, robes mi-mollet ajustées, boas de star, vestes cintrées, pantalons à revers, chaussures bicolores, sacs à fermoir de grand-mère… « A chaque traversée », raconte Tommy du bureau d’accueil, « Nous voyons des personnages en jeu de rôle. Regardez ce couple, la star d’Hollywood 1950 au bras de son capo chéri de Chicago, robe moulante à paillettes, blazer six boutons pour lui, feutre, posture sexy, fume cigarette, ils ont tout bon, à se demander s’il n’a pas un Colt factice dans son holster ! Les passagers applaudissent et prennent des photos. Magie de Queen Mary 2, non ? »
Un nombre significatif de passagers se déplace en fauteuil roulant. Bravo Cunard, ils accèdent sans souci à tous les lieux de vie, bars, restaurants, animations. Juliet se déplace en jouant du joystick. Il y a longtemps qu’elle ne se plaint plus, un accident de voiture à Philadelphie il y a une quarantaine d’années, l’autre venait de sniffer. « C’est pas de chance, mais c’est la vie », comme elle dit. Histoire de montrer sa bonne humeur, elle chantonne le tube de Springsteen, Streets of Philadelphia « I was bruised and battered, I couln’t tell what I felt… ». Après être mort une première fois, on sait que la vie est fragile, il faut en profiter, je rêvais de cette traversée ». A son fauteuil, elle a accroché deux drapeaux de l’Ukraine. « Le monde a déjà son lot de malheur sans qu’il soit utile d’ajouter une guerre, surtout si elle est contre la liberté d’un peuple ». Juliet attaque un Cuba libre, heureuse de sa tirade.
Suci est une miniature pétillante, jamais en place, queue de cheval sautillante. Elle vient de Bali, le royaume des sagesses millénaires. Au restaurant Britannia, elle enregistre les commandes puis sert les plats. Son papa est pêcheur. Son jeune frère, 22 ans, rame dans l’hôtellerie. Suci intrique pour qu’il la rejoigne chez Cunard. Avec deux salaires, ils sauveront la maison, ils mettront même de l’argent de côté pour qu’elle ne tombe pas dans les bras du premier mari venu. A 26 ans, il faut bien qu’elle y pense, toute heureuse qu’elle est d’avoir repris le travail après deux années de Covid.
Capucine et Quentin ont la banane. 32 ans chacun, cinq années de vie commune, jamais ils n’auraient imaginé embarquer sur ce paquebot « d’un autre temps », disent-ils. Ils habitent Toulouse, tous les deux cadres chez des sous-traitants d’Airbus. Après deux années Covid, scotchés à la maison devant leur écran, surgit l’envie de voir New York, « d’en prendre plein les mirettes ». Ils sont tombés sur une pub QM2, ils ignoraient qu’on pouvait traverser l’Atlantique en bateau, ils ont craqué : « C’est un vrai spectacle, tous ces gens qui jouent un personnage extravagant qu’on ne croise jamais dans la vraie vie. Nous n’avions pas imaginé tant de choses à faire, ni que tout était gratuit », Capucine et Quentin regrettent de ne pas avoir pensé à se marier au beau milieu de l’Atlantique.
Ce couple-là, deux quadras, vient de Londres, pardon, de la City. Dennis a reçu une proposition pour New York, pardon, Wall Street, du genre « impossible à refuser ». Caroll suit, elle va vite trouver un job. Les containers de déménagement sont partis. Restait à trouver une solution pour Gal, leur chienne adorée, 30kg sur la bascule, une masse de poils noirs noyant une bouille à craquer quand elle fixe ses maîtres. « Terre-Neuve et un appétit d’ado », précise Caroll. On reviendra chercher les enfants à la fin de leur année scolaire. Pour l’heure, Gal joue la star. Queen Mary 2 lui offre son chenil (pont 11) comme à quinze autres toutous et deux chatons, veillés par deux personnes attachées à l’endroit. Une promenade extérieure est aménagée pour les pensionnaires avec un réverbère parisien et une bouche d’incendie rouge, comme à Manhattan. Un scottish terrier frétille du derrière, il vient d’apercevoir Gal. Pas de chance, Caroll et Dennis raccompagnent leur protégé dans son enclos. A demain, Gal !
Le boss ici, c’est lui, capitaine Ascem A.Hashmi, la bonne soixantaine, chez Cunard depuis 37 années.. ! Une légende. Sur chaque traversée, il anime une conférence pour raconter la manière dont il « conduit » Queen Mary 2, illustrant le propos sur bâbord et tribord en remontant les jambes de son pantalon qui découvrent une chaussette rouge et l’autre verte, tels les feux du paquebot. Le capitaine dirige un équipage de 1 292 membres. Parmi eux, une trentaine de chemises à barrettes dorées compose l’état-major du navire. Il l’avoue : « J’ai bien plus de mal à faire respecter mes consignes quand je suis chez moi avec mes (jeunes) enfants ».
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